mardi 29 juillet 2008

Conversation


« Le théâtre, tel que je le conçois, est un apparat qui serait capable de réveiller le regard du spectateur. Nous avons besoin de partager ce regard, c’est une nécessité. Il ne s’agit pas d’une simple curiosité, de ce regard plat de la communication, fixe, monotone, comme une caméra de surveillance, sans aucun champ de tensions. Le regard du théâtre, que nous pouvons partager devant un spectacle, est au contraire hypnotique, il bouge, il est capable de se déplacer et de « former » les choses qu’il voit. Mais cela n’est possible que grâce à la communion des spectateurs. Un théâtre pour un seul spectateur est impossible, ce serait une contradiction mortelle.
Ce regard est celui du corps, il est très physique : il fonctionne comme un pore de la peau, par où passent les humeurs, les émotions, les sensations et aussi la connaissance. Les Grecs appelaient cela
epopteia, le regard d’Eleusis, qui est une forme d’engagement : il crée la forme qu’il considère, il est chargé de la plus grande puissance possible. Il faut donc repasser par cette force originelle du regard, ce qui implique de faire confiance au spectateur, de lui confier la puissance de créer lui-même par son regard le spectacle qu’il voit. Et cette puissance d’engendrement est donnée à tout le monde. »
Roméo Castellucci dans Conversation , P.O.L, mai 2008, p.27


Je lis ce texte au retour du Festival d’Avignon et il éclaire, me semble-t-il, de nombreuses conversations échangées au sortir des spectacles que nous avons vus.

Il y a parfois des spectacles qui ne font pas confiance au spectateur et lui montrent ce qu’il doit voir et surtout ce qu’il doit penser : Giordano Bruno dans la mise en scène de Daniel Paris me semble faire partie de ceux-là : tout est représenté et nous n’avons aucun espace pour penser autrement que ce qui est montré. Théâtre informatif et représentatif, nous n’apprenons rien de nouveau. La cause est définitivement entendue depuis des siècles, preuve en est la déclaration du cardinal Poupard en février 2002: «La condamnation pour hérésie de Bruno, indépendamment du jugement qu'on veuille porter sur la peine capitale qui lui fut imposée, se présente comme pleinement motivée.", mais celle du metteur en scène l'est tout autant même si elle lui est opposée . Je m’ennuie et mon esprit s’évade aux terrasses de cafés ensoleillées…Pourtant le personnage était intéressant, son histoire édifiante et les acteurs ne jouaient pas si mal !
À l’extrême opposé il y a Seuls de Wajdi Mouawad. Au commencement du spectacle, l’histoire s’installe et seuls les objets semblent lui résister : le téléphone sonne lorsque sa prise est débranchée, mais impossible de communiquer lorsque l’appareil semble fonctionner ; les murs restent blancs ou se couvrent d’une toile cirée infâme et pourtant auparavant Harwan savait les couleurs, celle de l’enfance probablement. Très vite nous sommes entraînés ailleurs : la neige de l’exil qui enferme, la quête improbable de la conclusion de sa thèse qui porte justement sur le cadre et l’espace dans le théâtre de Robert Lepage, le dialogue impossible avec le père avec qui il n’a plus de langue commune, la guerre… Comment être dans un monde dont on n’est pas ? Comment retourner au Père lorsqu’on a dilapidé sa part d’héritage ? Et puis dans une déflagration tout bascule : réellement mutilé de tous les siens, surgit alors la soif de l’autre et la transparence s’anime d’un jaillissement de couleurs, et le théâtre se transforme en performance artistique et nos esprit aiguisés jusqu’à l’extrême de peur de ne pas comprendre, s’apaisent enfin, dans la contemplation du geste et du don généreux, de l’engagement de l’artiste. Wajdi Mouhawad nous fait confiance et la ferveur des applaudissements le lui rend bien : même si nous n’avons pas tout compris – si compris veut dire être capable d’épuiser la pluralité des sens, nous avons créé Seuls avec lui et ce fut un grand moment de théâtre.
Françoise Cousin

Oncle Vania à la campagne


Oncle Vania, scènes de la vie à la campagne de Tchekhov, vraiment dans les champs, avec le souffle du vent qui emporte les voix et les voiles (rafales à 85 km heures ce soir-là), le coucher du soleil, l’aboiement du chien et les bottes de paille… un théâtre sans limites où l’espace scénique n’est plus contenu par les pendrillons, le coté cour et le côté jardin : le théâtre de l’Unité invitait nos regards à la liberté Lundi 21 juillet à Villeneuve lez Avignon… Que font ses moujiks là-bas, derrière les arbres ? Que se disent Oncle Vania et le docteur Astrov à l’autre bout du pré, nous avons même du mal à les reconnaître dans la pénombre du soir qui tombe. Et ces quatre autres à la table, sur le côté ? Une scène démultipliée, plurielle où l’on regarde où bon nous semble Oncle Vania tenter de vivre et d’aimer dans ce monde finissant.
D’abord une balade dans la campagne pour arriver jusque qu’au « théâtre ». Chacun des comédiens nous a donné sa version de la pièce après que nous ayons partagé le pain et le sel : le moins que l’on puisse dire c’est qu’il ne sont pas tous d’accord ! Si nous tentons d’échapper au premier de peur d’être mal placé, c’est nous qui quémandons les dernières versions : les bougres ont commencé de nous apprivoiser.
85 Km heures, les rafales, un monde fou pour « la dernière », et Tchekhov en plein air « tout cela n’est-il pas un peu crétin ? » comme le suggère le personnage hybride qui nous installe mi-ouvreuse, mi-actrice, semblant dire tout haut ce que chacun d’entre nous n’ose même pas penser,tout en nous demandant sans cesse de nous serrer les uns contre les autres, ce qui finalement n’est pas si désagréable car le vent est vraiment froid.
Devant l’espace de la représentation, une étrange machine : deux filins d’acier et une manivelle où de temps en temps ce même personnage affichera une pensée qui pourrait nous traverser l’esprit, multipliant encore les points de vue et déchirant pour un instant l’illusion théâtrale par d’étranges SMS : « C’est encore long ? » (Le petit Paul assis au troisième rang ), « Tiens il y avait des nègres en Russie à cette époque ? »
Grâce à tout ce dispositif scénique les drapeaux de la révolution russe peuvent surgir, le spectre de N…., virevolter sous le tulle, , la prairie s’embraser, Oncle Vania redevenir enfant et les morts ressusciter. Comme l’espace, le temps est démultiplié et s’inscrit tout entier dans le présent de la représentation.
Et s’adresse à nous un autre personnage lui aussi venu d’ailleurs, Olga Knipper , la femme de Tchékhov. Elle nous parle de lui, du théâtre qu’il aimait, de sa certitude de n’écrire rien qui ne soit oublié avant que lui-même ne disparaisse. « Stanislavski vous connaissez ? Non ? Ce n’est pas grave… Mon écrivain à moi, lui…. »
Les personnages courent, hurlent, désirent , souffrent et surtout s’ennuient : le théâtre de Tchekhov est là tout entier et nous ne nous ennuyons pas un instant. Les comédiens du Théâtre de l’unité et la mise en scène de Jacques Livchine lui donne un souffle nouveau qui nous enchante par sa générosité. Non, monsieur Tchekhov, vous n’aviez rien à craindre et même si tout un siècle nous sépare désormais, votre théâtre est bien vivant et nous parle de nous.

Françoise Cousin